07 juillet 2013
Centrafrique : "Il y a risque de somalisation" selon Thierry Vircoulon
La situation est toujours alarmante en Centrafrique, 4 mois après le renversement de François Bozizé par les rebelles de la Séléka. Le pays se retrouve plongé dans une crise sécuritaire, politique et humanitaire. International Crisis Group (ICG) vient de publier un rapport qui demande aux partenaires internationaux de s'engager davantage pour financer la transition. Pour Thierry Vircoulon, responsable pour l'Afrique centrale d'ICG, "l'existence de la Centrafrique en temps qu'Etat en remis en cause", si rien n'est fait.
- Afrikarabia : Près de 60 000 personnes ont fui la République centrafricaine depuis décembre 2012 et le pays compte actuellement 200 000 déplacés internes. Comment expliquer que la situation sécuritaire et humanitaire ne se soit pas améliorée depuis l'arrivée de la Séléka au pouvoir ?
- Thierry Vircoulon : La situation en Centrafrique ne s'est pas améliorée parce qu'en arrivant au pouvoir, la Séléka n'avait aucun plan. La Séléka reste une coalition extrêmement fragile. La Séléka n'est ni un parti politique, ni une structure de gouvernement. La grande différence entre le coup d'Etat de Bozizé et celui de la Séléka, c'est que Bozizé venait de l'Etat, toute sa carrière venait de là, alors que la Séléka n'est composée que de groupes armés, venant du Nord-Est du pays.
- Afrikarabia : Dans votre rapport (1) vous mettez la priorité sur l'amélioration de la sécurité dans le pays. Comment peut-on faire ?
- Thierry Vircoulon : La Séléka a fait rentrer plusieurs milliers de combattants dans Bangui et elle n'est pas en mesure de les contrôler. Essentiellement parce qu'elle n'a pas d'argent pour payer les soldes de ses soldats. La principale priorité est donc de faire en sorte que ces combattants sortent de Bangui. Deuxièmement, il faudrait lancer un processus de "désarmement, démobilisation et réinsertion" (DDR), suivi d'une "réforme des services de sécurité" (RSS). On voit bien qu'une stabilité à long terme de la Centrafrique dépend d'une réforme de l'armée. Il y a bien eu quelques initiatives, mais elles montrent surtout combien la Séléka a du mal à contrôler ses propres hommes. Les ex-rebelles ont créé une sorte de police de la Séléka. Cette police était censée notamment récupérer les voitures volées par les miliciens, mais elle se heurte au manque d'unité de commandement au sein de la coalition et elle a beaucoup de mal à s'imposer.
- Afrikarabia : La problématique budgétaire est également importante. Les caisses de l'Etat centrafricain sont vides, que préconisez-vous dans votre rapport ?
- Thierry Vircoulon : La situation budgétaire est assez critique, avec des fonctionnaires qui ne sont pas payés. Il faut donc une aide budgétaire d'urgence. Cette aide devrait être octroyée par le consortium de bailleurs : le FMI, l'Union européenne, la Banque mondiale et éventuellement la CEMAC. Mais ces 4 institutions devraient se mettre ensemble autour d'une table et se concerter plutôt que de prendre des initiatives séparées. La CEMAC avait validé une aide, mais elle a été refusée par le FMI. Il doit y avoir concertation.
- Afrikarabia : Certaines personnalités, comme l'archevêque de Bangui, demandent la mise sous tutelle de la Centrafrique. Est-ce une bonne idée ?
- Thierry Vircoulon : Cette prise de position est surtout l'expression de l'extrême désespoir dans lequel se trouvent les Centrafricains qui n'ont plus aucune confiance dans leurs propres capacités à surmonter la crise. Le pays se délite depuis fort longtemps et l'existence même de la Centrafrique comme Etat est en cause. Je ne suis pas d'accord pour qu'il y ait une mise sous tutelle, mais je suis pour une prise en charge internationale forte. Avec, d'une part, un appui sécuritaire important, d'autre part une aide financière à la relance de l'administration centrafricaine et enfin une aide humanitaire pour parer au plus pressé.
- Afrikarabia : Il y urgence selon vous ?
- Thierry Vircoulon : Oui, tout cela met trop de temps à se mettre en place. On a vu les incidents de sécurité se répéter à Bangui entre la population et les miliciens de la Séléka.
- Afrikarabia : Vous prévenez également dans votre rapport que l'échec de la transition ferait de la République centrafricaine une sorte de "ventre mou" de l'Afrique centrale et laisserait le champ libre aux différents groupes armés.
- Thierry Vircoulon : Oui, l'existence de la Centrafrique en temps qu'Etat en remis en cause : il n'y a plus de services de sécurité, il n'y a plus d'administration fonctionnelle… tous les attributs de l'Etat sont en train de disparaître. La Centrafrique risque de n'être plus qu'un territoire et plus un Etat. Et un territoire sera vite occupé par les groupes armés présents sur le terrain. Il y a un risque réel de scénario à la somalienne. Il n'est pas impossible que l'on voit arriver des éléments islamistes radicaux qui profitent de l'absence d'autorités en Centrafrique pour s'y implanter. On pense notamment à Boko Haram.
- Afrikarabia : Peut-on également craindre un retour par la force de François Bozizé que l'on dit réfugié au Sud-Soudan ?
- Thierry Vircoulon : François Bozizé semble effectivement avoir disparu et se cache. Cela est peut-être lié au mandat d'arrêt émis par Bangui. Mais pour relancer une offensive, il lui faudrait, comme en 2003, un parrain. Peut-être est-il en train d'essayer d'en trouver un. Une chose est sûre, ce ne sera plus Tchad.
Propos recueillis par Christophe RIGAUD - Afrikarabia
(1) Le rapport complet d'International Crisis Group sur la Centrafrique est téléchargeable ici
Photo : Thierry Vircoulon © Ch. Rigaud
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05 juillet 2013
La Centrafrique en débat à Toulouse du 18 au 20 juillet
4 mois après la chute de François Bozizé, la situation sécuritaire est toujours critique en Centrafrique. Le nouvel homme fort de Bangui, Michel Djotodia, peine à s'imposer et le risque d'une crise humanitaire guette. A Toulouse, la Centrafrique sera au coeur des débats pendant 3 jours : rencontres, projections, débats, concerts... pour mieux comprendre ce pays, oublié des médias.
Du 18 au 20 juillet 2013, Toulouse se penchera au chevet de la Centrafrique au cours de 3 journées de réflexion sur la situation de ce petit pays d'Afrique centrale. Organisée par l’Association PASSES TRAD DANSE, "La Centrafrique au coeur des débats" permettra de réunir une centaine de participants et de faire le point 4 mois après le renversement du régime de François Bozizé. Ces rencontres rassembleront des spécialistes du monde politique, économique et culturel ou des représentants des collectivités territoriales et de la société civile.
Au cours de ces 3 jours, plusieurs aspects de la situation centrafricaine seront abordés : la sécurité nationale et les groupes rebelles, l'aide au développement, la culture, le "sentiment d'unité nationale", la lutte contre la corruption... Ces débats seront rythmés par des projections, des lectures et des concerts. Ces journées se tiendront du 18 au 20 juillet 2013 à l’Espace des diversités et de la laïcité, 38 rue D'Aubuisson à Toulouse. Pour toutes les infos pratiques et le programme complet, cliquez ici.
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04 juillet 2013
RDC : L'ARP dément la dissolution de son exécutif
L'Armée de résistance populaire (ARP) du général dissident Faustin Munene dément formellement la dissolution des membres de l'éxecutif de son mouvement, annoncée par plusieurs sites internet. "De fausses informations", selon l'ARP, publiées "dans le seul but de nuire à la réputation du parti et de son commandant en chef".
L"ARP de Faustin Munene est-elle en crise ? C'est ce que croient savoir deux sites internet qui ont relayé une information annonçant la dissolution du secrétariat général et de tous les membres du comité exécutif par le général Faustin Munene, patron de l'ARP. Le site CongoTribune affirmait tenir son information du directeur de cabinet de Munene, Maitre Michel Kanama. Selon ce proche du général dissident, "cette décision intervient, après de fortes tractations dans le mouvement, suite aux manquements graves constatés dans le comportement de certains membres de l’Exécutif et le manque de transparence dans la gestion des dossiers sensibles qui menaçaient l’unité".
Mais quelques jours plus tard, le 30 juin 2013 , le secrétaire général de l'ARP, Fanfan Longa Foamba publie un démenti formel et se dit "surpris par cette fausse information qui n'engage que son auteur". Selon le secrétaire général de l'ARP, cette annonce avait "pour seul but de nuire à la réputation du mouvement ainsi qu'à son commandant en chef". Fanfan Longa Foamba affirme que le comité exécutif de l'ARP "garde le contrôle du mouvement".
Entré en dissidence en 2010 et accusé de vouloir renverser Joseph Kabila, le général Faustin Munene a été condamné par contumace, avant de se réfugier à Brazzaville. Munene dénonce les pressions incessantes de Kinshasa sur les autorités du Congo-Brazzaville afin de l'extrader et estime que le régime de Joseph Kabila cherche régulièrement à déstabiliser son mouvement politico-militaire.
Christophe RIGAUD - Afrikarabia
23:37 Publié dans Afrique, République démocratique du Congo | Lien permanent | Commentaires (0)
RDC : La diaspora oubliée du dialogue national
Joseph Kabila a annoncé la prochaine tenue de "consultations nationales" dans un contexte de crise politique après les élections contestées de 2011 et la reprise de la guerre à l'Est du pays. A Paris, la Diaspora congolaise favorable au dialogue (DCFD) regrette l'absence de la diaspora à cette initiative.
Annoncé en janvier 2013, le dialogue national voulu par Joseph Kabila devrait finalement voir le jour. Le président congolais a signer dernièrement une ordonnance convoquant des "consultations nationales" sous la direction de deux de ses proches : Aubin Minaku, le président de l'Assemblée nationale et Léon Kengo, le président du Sénat. Objectif de ces consultations : "rétablir la cohésion nationale, consolider l'unité du pays et mettre fin aux cycles de violence à l'Est du pays afin de permettre la reconstruction du pays". Un programme ambitieux qui butte sur l'affaiblissement du chef de l'Etat congolais depuis la présidentielle contestée de novembre 2011 et le retour de la guerre au Nord-Kivu. Les "consultations nationales" devraient se dérouler sur 15 à 20 jours à une date encore "indéterminée" par l'ordonnance présidentielle.
Si l'opposition politique, UNC et MLC en tête, ont rejeté en bloc leur participation au dialogue national, certains partis (ils sont peu nombreux) approuvent la démarche du président Kabila. C'est le cas à Paris de la Diaspora congolaise favorable au dialogue (DCFD). Gaspard-Hubert Lonsi Koko, son porte-parole, approuve l'initiative présidentielle. Il souhaite en effet la tenue d'"un véritable dialogue républicain, sans exclusive, entre les Congolais". Selon lui, il y a urgence à consolider "la cohésion nationale, la concorde sociale, les institutions étatiques (…) face aux diverses tentatives de déstabilisation de la partie orientale de la République démocratique du Congo". Si Gaspard-Hubert Lonsi Koko ne cautionne pas la politique de Joseph Kabila (il a toujours revendiqué sa place dans l'opposition), le porte-parole de la DCFD rejette la politique de la chaise vide.
Mais il y a un autre bémol de taille : l'absence de la diaspora congolaise à ces concertations. Pour Gaspard-Hubert Lonsi Koko, "tous les Congolais sont égaux devant la loi" et il ne comprend pas que la diaspora soit écartée du processus. "La diaspora constitue quasiment 1 province entière de la RDC. Nous participons économiquement et socialement à la vie du pays", explique-t-il. Dans un communiqué publié à Paris, la DCFD espère donc "que ce facteur sera pris en compte avant l’articulation concrète desdites concertations – la reconstruction de la souveraineté de l’État devant être l’œuvre de tous les Congolais, indépendamment de leur lieu de résidence". La diaspora mène depuis de nombreuses années un long combat pour la reconnaissance de ses droits en RDC. Lors du processus électoral de 2011, les Congolais de la diaspora congolaise n'avait pas pu participer au scrutin depuis leurs pays de résidence.
Christophe RIGAUD - Afrikarabia
Plus d'infos sur www.afrikarabia.com
09:21 Publié dans Afrique, République démocratique du Congo | Lien permanent | Commentaires (9)
03 juillet 2013
RDC : "L'affaire Chebeya" indésirable au Cameroun
Le documentaire "L'affaire Chebeya, un crime d'Etat ?" et son réalisateur, Thierry Michel, ne sont pas les bienvenus au Cameroun. Le cinéaste a été informé par le directeur du festival "Ecrans noirs" qu'il serait immédiatement refoulée dès son arrivée au Cameroun et que son film a été retiré de la programmation. Thierry Michel accuse Kinshasa d'être à la manoeuvre.
Le documentaire sur l'affaire Chebeya n'en finit pas de déranger les autorités de République démocratique du Congo (RDC). Son réalisateur, Thierry Michel, affirme que son film, "L'affaire Chebeya, un crime d'Etat ?", a été retiré du festival de Yaoundé "Ecrans noirs" sur "demande expresse" du gouvernement congolais. Le cinéaste a également été averti par le directeur du festival qu'il serait refoulé dès son arrivée au Cameroun malgré un visa en bonne et due forme délivré par l'ambassade camerounaise à Bruxelles.
Ce film sur l'assassinat en 2010 d'un militant des droits de l'homme à Kinshasa alors qu'il avait rendez-vous avec le chef de la police congolaise, avait déjà valu plusieurs "tracasseries" à son auteur. Le film avait été interdit de diffusion en République démocratique du Congo et Thierry Michel avait été refoulé à l'aéroport de Kinshasa en juillet 2012. Mis en cause dans le documentaire, le chef de la police congolaise, John Numbi, avait également attaqué le film en justice en Belgique, avant d'être débouté.
Il faut dire que le documentaire de Thierry Michel pointe avec force les "errements" (pour ne pas dire plus) de la justice congolaise dans l'affaire Chebeya. Dans le film, un des policiers met directement en cause l'ancien chef de la police, John Numbi, considéré par les parties civiles comme le commanditaire du meurtre. Toutes les pistes convergent vers ce proche du président Joseph Kabila, pourtant, la justice congolaise a toujours refusé de le mettre en cause. L'épisode camerounais n'est qu'un énième soubresaut des autorités de Kinshasa pour tenter d'"enterrer" le procès Chebeya, dont les principaux accusés (sauf John Numbi) sont rejugés de manière chaotique depuis le 19 juin 2012.
L'interdiction camerounaise pose également plusieurs questions : celle de l'indépendance des autorités de Yaoundé face à des pressions extérieures et surtout le "silence radio" (pour l'instant) des partenaires du festival "Ecrans noirs" : l'Institut Français qui dépend du Ministère de la culture français et Ministère des Affaires étrangères, France 24, RFI ou Canal+… dont on aurait pu attendre un geste.
Christophe RIGAUD - Afrikarabia
MISE A JOUR : Mercredi dans l'après-midi, Thierry Michel a annoncé la levée de l'interdiction du film qui sera bien projeté jeudi 4 juillet dans le cadre du festival "Ecrans noirs". Le cinéaste indique également qu'il "n'est plus convié à venir présenter le documentaire".
Pour en savoir plus sur l'excellent film "L'affaire Chebeya, un crime d'Etat ?" : www.chebeya-lefilm.com
10:36 Publié dans Afrique, République démocratique du Congo | Lien permanent | Commentaires (0)
Rwanda : Dieulefit inaugure une stèle en souvenir du génocide des Tutsi
Samedi 29 juin 2013, la maire socialiste de cette petite commune de la Drôme a inauguré une stèle « à la mémoire du génocide des Tutsi du Rwanda en 1994 » et une plaque en souvenir de Jean Carbonare (1926-2009), qui habitait dans la commune. C’est la seconde stèle posée en France après celle de Cluny (Saône-et-Loire), en avril 2011. D’autres monuments sont prévus dans diverses villes de France.
La scène s’est produite le 28 janvier 1993 devant des millions de téléspectateurs. Invité de Bruno Mazure dans le « 20 heures » de France 2, Jean Carbonare, Dieulefitois depuis 1970, tire la sonnette d’alarme. Il rentre d’une mission internationale d’enquête menée au Rwanda par d’importantes ONG, dont la Fédération internationale des associations de défense des Droits de l’Homme (FIDH) et Human Rights Watch (HRW). Ses membres ont constaté des massacres et violations des droits de l’Homme massifs. Ces exactions sont commises en totale impunité par les Forces armées rwandaises (FAR), les milices du régime et des organisations présidentielles secrètes dont un « escadron de la mort » qui liquide nuitamment les « ennemis ». Les cibles : des Hutu démocrates et surtout l’ensemble de la population tutsi, stigmatisée comme « complice » (Ibyitso) de la rébellion du Front Patriotique Rwandais. Ce mouvement armé réclame à la fois le partage du pouvoir et le retour des quelque 500 000 Tutsi chassés du Rwanda à la suite d’une succession de pogroms.
Comme les Juifs en France sous l’Occupation, les Tutsi sont supposés identifiables à leur morphologie différente, à commencer par leur « nez tutsi » (sic), et plus encore par la mention « ethnique » de leur carte d’identité. Le Rwanda est alors le seul pays avec l’Afrique du Sud, où la carte d’identité mentionne la « race » de son porteur : ici, Hutu, Tutsi, Pygmée (« Twa », 1% de la population) et même… « naturalisé », ce qui signifie sans race !
Les enquêteurs des Droits de l’Homme ont notamment découvert qu’au Rwanda des militaires français aux barrages routiers se vantent de reconnaître les Tutsi au premier coup d’œil et les font descendre des autobus pour les livrer aux Forces armées rwandaises (FAR). Certains disparaissent. Femmes et jeunes filles sont généralement violées. Par ailleurs, des rebelles capturés ont été « interrogés » devant des officiers français, une situation inattendue pour qui connaît les méthodes d’interrogatoire des FAR : les prisonniers sont généralement battus à mort.
Les experts de la FIDH et de HRW ont été révulsés par leurs découvertes. Ils discutent pour savoir s’il faut appliquer le terme de « génocide » aux pogroms anti-tutsi qui n’ont encore fait « que » 2000 à 3000 morts entre 1990 et décembre 1992. L’ambassadeur de France à Kigali Georges Martres minimise et parle de « rumeurs ». Face au journaliste Bruno Mazure, Jean Carbonare prend son courage à deux mains. Il adjure le gouvernement français de peser de tout son poids pour obliger le régime Habyarimana à mettre fin aux atrocités. Les larmes aux yeux, il parle du risque de « génocide ». A l’Elysée, on ricane. C’était quinze mois avant le génocide des Tutsi.
A Dieulefit aussi, Jean Carbonare a longtemps prêché dans le désert. Après 1994, dévasté par le souvenir de cette occasion manquée d’épargner un million de vies, il a mis toutes ses compétences au service du nouveau chef de l’Etat rwandais, Pasteur Bizimungu. Lorsque ses problèmes cardiaques l’ont empêché de continuer à résider à Kigali (1 600 mètres d’altitude), il est revenu à Dieulefit avec son épouse Marguerite parler et reparler de sa passion du Rwanda. Il était toujours à contre-courant. Il s’est installé à Dieulefit, ce pays de toutes les résistances. Après la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV en 1685, la population de Dieulefit, protestante, a été victime des « dragonnades » ces blancs-seings donnés aux cavaliers militaires (« Dragons ») pour violer, tuer, terroriser les habitants afin qu’ils abjurent leur « erreur ». Mais comme Jean Carbonare plus tard, Dieulefit est resté intimement protestant, rebelle aux manipulations. Issue d’une ancienne famille protestante de Dieulefit, Marguerite Soubeyran (1894-1980) y créa en 1929 avec Catherine Krafft (1899-1982) l’École nouvelle de Beauvallon à Dieulefit. Elles y accueillirent et cachèrent des centaines d’enfants juifs jusqu’en 1944. Marguerite Soubeyran et Catherine Krafft furent désignées « Justes parmi les nations » en 1969.
Dans ce pays « où personne n’est étranger », les villageois ont protégé plus de 1 500 Juifs et autres persécutés durant l’Occupation (Lire Anne Vallaeys, Dieulefit ou le miracle du silence, Ed. Fayard, Paris, 2008). Pas une seule lettre de dénonciation, pas une trahison. Le terreau était donc propice pour comprendre l’indignation et la révolte de Jean Carbonare devant l’épouvante : l’implication de l’Etat français dans un génocide contemporain.
Deux ans avant son décès, Jean Carbonare a fait se rencontrer son médecin, le Dr Anne-Marie Truc, et un ami rwandais, le Dr Ezéchias Rwabuhihi. « Il m’a parlé du Rwanda, de ce que les Tutsi avaient subi, raconte Anne Marie Truc. Tout ce sur quoi je fondais ma vie, mes valeurs, tout ça se fissurait. J’ai éprouvé un terrible besoin de comprendre, j’ai lu quantité de livres sur le Rwanda. Je me suis demandé ce que je pouvais faire ».
De cette rencontre est née une association : Intore za Dieulefit ( l’homme accompli). Un premier voyage est organisé au Rwanda, sur les collines de Bisesero. Ce n’est pas un choix de hasard. En avril 1994, 50 000 Tutsi se sont regroupés sur ces collines au sud-Ouest du Rwanda pour résister collectivement aux tueurs. Mitraillés, harcelés, machettés, ils ne sont plus qu’environ 2 000 lorsqu’un petit détachement français de l’opération « militaro-humanitaire » Turquoise les découvre le 27 juin 1994. Le colonel rend compte à sa hiérarchie et promet que des renforts vont venir d’ici deux jours. Bizarrement, son compte-rendu se perd (lire « Complices de l’inavouable » de Patrick de Saint-Exupéry, Ed. Les Arènes). Lorsque les rescapés sont « redécouverts » par un autre détachement français et des journalistes le 30 juin, les tueurs ont mis à profit ce délai pour liquider la moitié des Tutsi encore vivants.
Bisesero est donc pour les rescapés un site particulièrement lourd de souffrances et de ressentiment. « Lorsque nous sommes arrivés en février 2009, nous faisions profil bas. Aux survivants et habitants réunis j’ai dit “Nous avons appris ce que vous avez vécu ici et ensuite comment les soldats français vous ont laissé encore 3 jours sans défense face aux miliciens. Nous avons été tellement malheureux que nous avons voulu venir de France pour vous demander pardon et vous offrir notre amitié et notre soutien. Nous comprendrions que vous refusiez. Acceptez-vous notre amitié ?” », raconte Anne-Marie Truc. Ezéchias Rwabuhihi est présent ainsi que le maire Bernard Kayumba,lui-même rescapé de Bisesero, et qui a été témoin de l’arrivée des soldats Français. Ils expliquent la démarche des visiteurs. « Il y a eu un grand silence, puis des applaudissements », raconte encore Anne-Marie. Nous nous étions renseignés sur ce que nous pourrions faire et l’association avait acheté une douzaine de vaches qui attendaient dans le champ voisin. Ces vaches seront données à des veufs et veuves du génocide pour leur procurer une petite aisance financière. La vache est le cadeau par excellence au Rwanda. Elle ne remplace pas les morts, mais sa présence à la maison constitue une consolation appréciable. Les membres de « Intore za Dieulefit » sont dorénavant reçus comme des frères et sœurs à Bisesero.
Depuis le premier voyage en 2008, l’association n’a cessé de recruter dans la petite commune de la Drôme. Ses membres sont revenus au Rwanda, toujours plus nombreux et plus motivés. A ce jour, ils ont distribué près de 250 vaches et financé la construction d’une école primaire. Ils sont soutenus depuis le début par l’association des Amis de Beauvallon, et l’école de Beauvallon qui permet que des séminaires de réflexion et d’information se tiennent dans ses murs. Tolérance, citoyenneté, esprit de résistance, compassion, ne sont pas des slogans à Dieulefit, mais une pratique quotidienne de voisinage. Bien loin des intrigues et des petits calculs politiques de Paris où on a cyniquement affirmé que l’action de la France au Rwanda avait été « admirable ».
A Dieulefit, Anne-Marie Truc et ses amis ont réussi à faire venir des conférenciers, à organiser des séminaires, à projeter des films sur le Rwanda. Dans ce pays protestant, on n’a pas hésité à s’interroger sur le rôle des églises pendant le génocide des Tutsi et le massacre politique des Hutu démocrates. Beaucoup de Dieulefitois suivent de près l’application du « pacte d’amitié » signé par la mairie de Dieulefit et le district de Karongi, dont dépend Bisesero. Au point que la maire socialiste de Dieulefit, Christine Priotto, a décidé de se rendre, elle aussi, au Rwanda et à Bisesero lors de l’inauguration de la nouvelle école primaire en novembre 2011.
Tous les Français meurtris par le génocide de 1994 et l’implication d’une poignée de personnages peu recommandables, installés aussi bien à l’Elysée que dans les hautes sphères de l’armée française, n’espèrent pas à brève échéance une « déclaration de repentance » de l’Etat. Il a fallu un demi-siècle pour qu’un président de la République reconnaisse la responsabilité de la France dans les rafles et la déportation de presque 100 000 Juifs sur le territoire français pendant l’Occupation. Les Tutsi du Rwanda, à 8 000 kilomètres, pèsent encore moins que les Juifs de France…
Par contre, l’érection de lieux de mémoire en France est considérée comme un impératif qui ne saurait plus attendre. Aussi la décision de la maire de Dieulefit Christine Priotto d’inaugurer une stèle a-t-elle attiré samedi 29 juin dans ce village reculé de la Drôme une cinquantaine de Rwandais venus d’un peu partout de France et de Suisse. La stèle est érigée place Marguerite Soubeyran et Catherine Krafft, en centre-ville, à côté de la Poste. Elle comporte deux plaques, l’une « à la mémoire du génocide des Tutsi du Rwanda en 1994 », la seconde en souvenir de Jean Carbonare ainsi libellée : « Jean, Ibuka se souvient de toi, Jean Carbonare, 1926-2009) ».
La cérémonie était placée sous l’égide de la municipalité de Deulefit, de l’association Intore za Dieulefit, de Marcel Kabanda, président de l’association Ibuka-France (« Souviens-toi »).
Invités d’honneur, Jacques Kabale, ambassadeur du Rwanda à Paris, Ezéchias Rwabuhihi, député rwandais et ancien ministre, Bernard Kayumba, maire du district de Karongi (dont dépend Bisesero), Alain David, représentant le président de la LICRA. Autour de leur présidente Anne-Marie Truc, les membres de l’association Intore Za Dieulefit et une centaine d’habitants de la commune parmi lesquels une petite fille de Catherine Krafft.
Entourée de ses enfants et petits enfants, Marguerite, veuve de Jean Carbonare a levé le voile de la stèle en compagnie de Christine Priotto. Une soirée de témoignages de rescapés a suivi, marquant la fin de la XIXe commémoration du génocide en France.
Les participants espèrent se retrouver autour d’autres stèles jusqu’aujourd’hui en projet. À présent, la perspective de la XXe commémoration mobilise les esprits et les énergies.
Jean-François DUPAQUIER
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