05 avril 2013
RDC : Scepticisme autour de la Brigade d'intervention de l'ONU
Entre espoirs et craintes, la nouvelle force de combat des Nations unies qui doit se déployer avant le 30 avril, reçoit un accueil partagé à Kinshasa. Si les autorités congolaises attendent avec impatience l'arrivée des 3000 hommes de la brigade spéciale à l'Est du pays, certains observateurs doutent de son efficacité.
C'est une première pour les Nations unies. 3000 hommes d'une Brigade d'intervention spéciale pourront bientôt mener des "opérations offensives ciblées" pour mettre fin aux groupes armés à l'Est de la République démocratique du Congo. C'est donc la première fois que des casques bleus pourront "passer à l'attaque", seuls ou en appui de l'armée régulière, pour lutter contre les différentes rébellions qui sévissent dans les Kivus. La brigade sera composée de 3 bataillons d'infanterie, d'un bataillon d'artillerie, d'une "force spéciale" et d'une compagnie de reconnaissance. Elle sera placée sous l'autorité directe du commandant de la Monusco, la mission de l'ONU en RDC.
L'ONU muscle sa mission
Jusqu’à maintenant, la principale mission de la Monusco se cantonnait à la protection des civils. Les Casques bleus n’avaient pas le droit d’ouvrir le feu, à moins d’être attaqués. Cette brigade d'un nouveau genre pourra donc utiliser la force pour "neutraliser les groupes armés". Après une décennie d'échecs à répétition en RDC, l'ONU n'avait pas d'autres choix que de "muscler" sa mission. Dernier "ratage" en date pour la Monusco : son incapacité à protéger la ville de Goma, attaquée par les rebelles du M23 en novembre dernier.
Un grand "ouf" pour Kinshasa
L'arrivée de la brigade d'intervention spéciale a donc été "vivement saluée" par le gouvernement congolais. "Il s'agit ni plus ni moins d'une grande victoire pour notre pays. (...) Nous verrons la fin de ce cycle de violences et de conflit. (...) La roue est en train de tourner, c'est irréversible", s'enthousiasme Raymond Tshibanda, le ministre des Affaires étrangères de RDC. La joie gouvernementale n'est pas feinte. Il faut dire que depuis avril 2012 et la création de la rébellion du M23, la RDC peine à trouver la solution dans le conflit du Nord-Kivu. Avec une armée en débandade, sous-payée, sous-armée et complètement démotivée, Kinshasa s'est vu infliger de cuisantes défaites militaires par le M23. Les rebelles se sont même emparés de Goma, la capitale provinciale, pendant une dizaine de jours. Pour Kinshasa, l'annonce de la création d'une brigade d'intervention sonne donc comme un "ouf" de soulagement.
"La guerre a trop duré"
La société civile, qui représente la population, se réjouit aussi de l'arrivée de ces "supers casques bleus". "Cette guerre a trop duré et devient de plus en plus insupportable", explique Omar Kavota sur Radio Okapi. "Des milliers de déplacés doivent rentrer dans leurs milieux d’origine et la population doit être libérée de l’administration criminelle des groupes armés", explique-t-il sur la site de la radio onusienne. Même l'opposant Vital Kamerhe (UNC) se félicite de l’envoi de cette brigade, avant de se plaindre "du retard de la réaction musclée" des Nations unies face à la situation sécuritaire dans l’Est de la RDC. Mais une question est pourtant sur toutes les lèvres au Congo : la brigade d'intervention sera-t-elle efficace ? et suffira-t-elle à ramener la paix dans les Kivus ? A cette question, les réponses sont moins enthousiastes.
Militarisation des Kivus
Sur le site de Voice of America, Fidel Bafilemba d'Enough Project à Goma, est plus prudent. "Nous attendons de voir cette force, qu’elle arrive et qu’elle puisse rencontrer les attentes de la population", explique-t-il. Le chercheur redoute en fait "une militarisation accrue de l’Est du Congo". Selon lui, l'arrivée d'une brigade "offensive" de l'ONU risque d'avoir "des impacts négatifs sur la vie des gens". En fait, résume Fidel Bafilemba, "nous sommes en train de nous poser des questions si elle saura s’y prendre". Selon certains observateurs du dossier congolais, l'arrivée de 3000 nouveaux soldats dans la région ne régleront pas "d'un coup de baguette magique" deux décennies de guerres à répétition. Des experts militaires soulignent que, certes 3000 hommes supplémentaires, pourront "protéger" Goma et ses environs des attaques du M23, mais ne pourront "éradiquer" l'ensemble des groupes armés de la région. Un vingtaine de rébellion, plus ou moins organisées, se partagent l'Est de la RDC sur une immense superficie difficilement accessible. La brigade de l'ONU risque simplement de jouer "l'effet plumeau" : disperser les groupes armés vers d'autres territoires, plus reculés et moins exposés aux attaques de l'ONU et de l'armée régulière.
L'Afrique du Sud "échaudée"
D'autres incertitudes planent sur le calendrier et la composition de la cette force. La date (très optimiste) du 30 avril a en effet été avancée par l'ONU pour l'arrivée de la brigade dans la région. Il semble peu probable que les 3000 hommes soient opérationnels aussi rapidement. Car au coeur du dispositif onusien, il y a l'Afrique du Sud, qui, avec la Tanzanie et le Malawi doivent composer l'architecture de la future brigade. Après avoir longtemps traîner des pieds pour accepter de se placer sous commandement onusien, l'Afrique du Sud fait face à une forte polémique sur sa dernière intervention en Centrafrique. L'armée sud africaine a en effet enregistré sa plus lourde perte militaire depuis 1994, avec 13 de ses soldats tués à Bangui pour sauver le président François Bozizé. L'opinion publique sud africaine a été profondément choqué par cette opération de sauvetage d'un régime contestable et les soldats sud africains, de retour de Centrafrique, sont tous traumatisés par cette guerre, dans laquelle ils ont dû tuer "des enfants soldats". La participation de l'Afrique du sud dans cette brigade, n'est donc plus une "évidence" pour Prétoria.
"Rajouter de la guerre à la guerre"
Dernier point : la position des rebelles du M23. On pouvait s'en douter, la rébellion "désapprouve le déploiement de la brigade d’intervention". Pour le M23, les Nations unis viennent de "lever l'option de la guerre" dans la région. Les rebelles ont en effet beau jeu de dénoncer le choix de l'ONU, alors que des négociations de paix étaient en cours à Kampala entre le gouvernement congolais et le M23. Kinshasa a d'ailleurs rapidement fait comprendre aux rebelles, qu'avec l'arrivée de cette brigade au Nord-Kivu, les pourparlers n'iraient pas plus loin. Dans ce contexte, on peut en effet douter de l'efficacité de cette brigade "offensive" dans l'Est de la RDC. Un responsable d'ONG nous confiait que l'arrivée de 3000 soldats sur la zone, allait avant tout "rajouter de la guerre à la guerre", "jeter de nouveau sur les routes des milliers de réfugiés", sans résoudre le problème des Kivus, qui lui, est politique.
Christophe RIGAUD - Afrikarabia
Photo : Casque bleu à Kinshasa © Ch. Rigaud www.afrikarabia.com
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04 avril 2013
Rwanda : L’enquête Bruguière, une imposture française
Journaliste belge, Philippe Brewaeys démonte l’une des plus extraordinaires machinations judiciaires de l’histoire de France : l’enquête biaisée menée par le juge Jean-Louis Bruguière sur l’attentat du 6 avril 1994 au Rwanda, attentat qui fut l’élément déclencheur du génocide des Tutsi.
Le 6 avril 1994 à 20 h 23, deux missiles sont tirés contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana. L’appareil en phase d’atterrissage explose, ses occupants sont tués sur le coup. Parmi eux, les trois Français qui composent l’équipage et le président de la République du Burundi, Cyprien Ntaryamira. Presque aussitôt, les extrémistes hutu accusent les Casques bleus belges de la Mission des Nations unies pour le Rwanda (MINUAR). Au même moment, ils dressent partout des barrages, tuent les Tutsi qui passent, assassinent les personnalités modérées du gouvernement. Dix militaires belges de la MINUAR sont abattus. Le génocide commence. En cent jours, environ un million de personnes seront exterminées : les trois-quarts des Tutsi du Rwanda et aussi des Hutu démocrates ou qui ont le malheur de présenter “la morphologie tutsi”.
Aussi longtemps qu’ils contrôleront l’épave de l’avion présidentiel, les extrémistes hutu interdiront son accès. Et après le génocide, tous les protagonistes de la tragédie auront d’autres priorités que d’enquêter sur l’attentat. Tous ? Corrigeons : le mercenaire français Paul Barril, capitaine de gendarmerie en disponibilité, a été missionné par Agathe Habyarimana - la veuve du président rwandais - pour incriminer le Front patriotique rwandais dans l’attentat. Dès le mois de juillet 1994, Barril tente de déposer une première plainte en son nom et se répand dans les médias. Le quotidien Le Monde publie ses élucubrations. La plainte n’est pas considérée comme recevable.
Quatre ans plus tard, Barril est à la peine. Dans Le Figaro, le journaliste Patrick de Saint-Exupéry a produit une série de révélations sur l’implication de l’Etat français dans le génocide. Les parlementaires s’apprêtent à créer une mission d’information qui, inévitablement, convoquera le mercenaire. Astucieusement, Barril pousse Sylvie Minaberry, la fille du copilote du Falcon du président Habyarimana à porter plainte. Cette fois, un juge d’instruction est nommé : Jean-Louis Bruguière. Les parlementaires français n’ont pas le droit d’interférer dans le cours d’une procédure judiciaire : ils n’oseront pas interroger Paul Barril et se garderont de conclure sur l’identité des auteurs de l’attentat du 6 avril 1994.
Le responsable de cet attentat ? Le juge Jean-Louis Bruguière en est vite convaincu par Paul Baril et ses amis : c’est le Front patriotique rwandais et son chef militaire, Paul Kagame. En 2006, le juge français lance une série de mandats d’arrêt. Peu importe si l’une des personnes visées n’existe pas… Le Rwanda rompt ses relations diplomatiques avec la France.
Dans « Rwanda 1994. Noirs et Blancs menteurs » , le journaliste d’investigation Philippe Brewaeys démêle les fils de cette instruction biaisée, manipulée, qui visait à accuser Paul Kagame d’avoir délibérément voulu le génocide pour reprendre la guerre au Rwanda... et la gagner contre une armée mieux équipée et deux fois plus nombreuse. La vraisemblance et la mesure n’embarrassaient pas le juge Bruguière qui instruit ici “à la hussarde” avec des policiers orientés, des témoins manipulés, des journalistes et des universitaires stipendiés par certains services de renseignement, un “interprète assermenté” lui-même ancien espion d’Habyarimana et qui a des liens familiaux avec sa veuve, Agathe. Autant de « Noirs et blancs menteurs », un clin d’œil à l’ouvrage polémique de Pierre Péan qui faisait l’éloge de l’enquête Bruguière, « Noires fureurs, blancs menteurs ».
Philippe Brewaeys a eu accès à des milliers de documents judiciaires, à des dizaines d’interviews et des centaines de coupures de presse. Ce journaliste méticuleux et pragmatique démonte une enquête délirante. Ne dévoilons pas cet ouvrage qu’il faut lire par le menu : achetez-le. Sans aller au delà de ce que témoins et documents expliquent, Philippe Brewaeys permet de deviner que l’implication de l’Etat français dans le génocide des Tutsi a pour significatif reflet la manipulation de l’enquête Bruguière, pour continuer à dissimuler l’inavouable. On devine ainsi l’agitation dans l’ombre de personnages qui tirent les ficelles de Barril et qu’au XVIIIe siècle on appelait des “roués”. Des admirateurs de Talleyrand qui mériteraient le jugement que Napoléon Bonaparte portait sur ce dernier : “De la merde dans un bas de soie”.
Bien des vices rédhibitoires de l’instruction Bruguière ont été relevés ces dernières années. L’expertise balistique de l’attentat, décidée par les successeurs de Bruguière, les juges Nathalie Poux et Marc Trévidic, a démontré que les tireurs des missiles se trouvaient dans le camp militaire Kanombe, tenu par les extrémistes hutu, ou à sa proximité immédiate. La thèse négationniste accusant Paul Kagame et transformant les victimes en bourreaux a volé en éclats. Mais Philippe Brewaeys apporte beaucoup plus. Ayant eu accès aux archives judiciaires belges et à des témoins que le juge Bruguière s’était bien gardé d’interroger, il démontre mieux que personne à quel point le juge français a failli, sans qu’on sache la part de bêtise ou d’arrogance à l’origine de ce naufrage.
Autre grande qualité de son livre à la démonstration impeccable : il est court (160 pages), clair, très accessible. Inutile d’être un « spécialiste du Rwanda » pour comprendre toute l’affaire. Il faut aussi préciser que l’enquête de Philippe Brewaeys a été menée conjointement avec sa consoeur Catherine Lorsignol, de la télévision francophone belge (RTBF) qui diffusera un documentaire sur le même sujet, “Rwanda. Une intoxication française” sur Canal+ le 8 avril à 22 h 40 dans Spécial investigation, diffusé ensuite sur la RTBF le 10 avril à 20 h 15 dans Devoir d’enquête.
Jean-François DUPAQUIER
Philippe Brewaeys, Rwanda 1994. Noirs et Blancs menteurs (avec RTBF), Ed. Racine, Bruxelles. 19,95 €.
Voir aussi le dossier que le magazine Jeune Afrique consacre à cette affaire, édition internationale n° 2725 du 31 mars au 6 avril 2013. 3,50 €.
09:01 Publié dans Afrique, Rwanda | Lien permanent | Commentaires (0)
02 avril 2013
Rwanda : Un agent de la DGSE raconte sa mission durant le génocide
Officier des Services secrets français, Thierry Jouan avait infiltré l’ONG Médecins du Monde pour informer jour après jour sa hiérarchie de la perpétration du génocide des Tutsi. Il initia l’opération d’exfiltration menée dans la grande ville de Butare par les militaires français de Turquoise.
C’est le témoignage qu’on n’espérait pas : la confession de la “sonnette” de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) - l’équivalent français de la CIA - pendant le génocide des Tutsi entre avril et juillet 1994 au Rwanda. Thierry Jouan - qui a quitté l’armée en 2006 avec le grade de colonel - a été durant treize ans un des agents du mystérieux “Service action” de la DGSE. Cet officier pesait lourd au sein des services secrets et avait son franc-parler. S’il finit par quitter la caserne du boulevard Mortier à Paris (siège de la DGSE familièrement appelée “La Piscine”), ce fut surtout parce qu’on lui refusait le commandement du camp de Cercottes, dans le Loiret, où sont formés les agents “Action” et les commandos du 11e Choc. Une promotion qu’il estimait méritée. Au vu des états de service de cet officier parachutiste bardé de médailles et citations, on peut comprendre son point de vue. Au moins l’inconséquence ou l’ingratitude de sa hiérarchie nous vaut-elle cette confession d’une plongée dans le génocide des Tutsi et le massacre des Hutu démocrates en 1994 au Rwanda.
Avant de se lancer, Thierry Jouan a attentivement lu les livres de témoignages précédant le sien, et compris qu’il pouvait beaucoup dire. Mais avec une prudence qui confine à la naïveté, il croit éviter d’énerver son ancienne hiérarchie en changeant les noms de pays, de villes, de “races”, d’intelocuteurs. Ainsi le Rwanda devient la “Zuwanie”, le Burundi le “Boulanga”, la Tanzanie est transformée en “Manzabie”. Il appelle Kigali “Matobo”, la catégorie hutu les “piwa”, celle des Tutsi les “ara”, etc. De ce fait, les pages 178 à 238 de son livre sont un peu une “prise de tête” pour qui veut comprendre le fil de sa mission. Heureusement, de temps en temps l’auteur s’oublie et, par exemple, la ville de Gisenyi devient... Gisenyi. Finalement, un décryptage à la portée de toute personne qui connaît tant soit peu l’histoire et la géographie du Rwanda.
Thierry Jouan est envoyé au Rwanda par le Service action fin avril ou début mai 1994. On croit comprendre qu’à cette date un des responsables nationaux de MDM est un “honorable correspondant” de la DGSE qui impose son recrutement au responsable de la base logistique de médecins du Monde à Nairobi (Kenya). Facile de faire passer l’espion pour un logisticien de son ONG (un scénario très fréquent). L’espion français a une double mission : vérifier les rapports de situation d’un précédent agent qui a quitté le Rwanda, et s’assurer que la machine à crypter les messages diplomatiques de l’ambassade de France de Kigali a bien été sabotée lors de sa fermeture. Un souci qui en dit long sur le degré de confiance de la DGSE envers les militaires français de l’opération Amaryllis (d’exfiltration des diplomates et expatriés au début du génocide) dirigée par le colonel Poncet.
Thierry Jouan ne dit rien des informations de la précédente “sonnette” qu’il était si important de vérifier. Mais on sait que la DGSE a toujours soutenu que l’avion du président Habyarimana avait été abattu par les extrémistes hutu, à la différence de la Direction du renseignement militaire (DRM), dont l’un des agents était l’époustouflant capitaine Paul Barril. Il n’est donc pas impossible que la mission au Rwanda de Thierry Jouan fut également motivée par les différences d’analyse entre la DGSE et la DRM. divergences sur lesquelles, croit-on savoir, la DGSE avait été sommée de s’expliquer par l’Elysée.
On est impressionné par l’aptitude du lieutenant Thierry Jouan à comprendre la situation alors qu’il ne connaissait rien du Rwanda. Le génocide, il a le nez dessus avec sa “couverture” d’humanitaire. Il voit les Tutsi se faire tuer “grâce aux cartes d’identité instaurées à l’époque coloniale mentionnant l’appartenance ethnique”. La “colère populaire spontanée”, thème récurrent des négationnistes, il n’y croit pas, bien au contraire : “La simultanéité, la violence et l’ampleur des massacres attestent de leur planification de longue date” (page 187). Il discerne la structure criminelle : “Généralement les autorités locales, parfois sous la pression de hiérarchies parallèles, prétextent la mise en sécurité des Aras [Tutsi] pour les regrouper dans des lieux publics comme les stades, les bâtiments communaux, les écoles et les églises. Ensuite, des groupes de miliciens achèvent les personnes, parfois précédés par les F.A.Z [FAR] qui commencent le “travail” avec des armements adaptés, des grenades, notamment” (page 188).
A la lecture de cette autobiographie où le génocide n’occupe qu’une place presque modeste, on comprend vite que Thierry Jouan est un écorché vif, et que la descente en enfer au Rwanda de 1994 n’améliora pas son équilibre psychologique. Alors qu’il campe depuis près d’un mois et demi à côté de l’Ecole française de Kigali , sa “couverture” d’humanitaire commence à l’obnubiler. Sa mission d’espion qui devrait le carapaçonner d’indifférence aux malheurs du temps et des hommes craque de toutes parts. Le voici à Butare, installé dans la Maison du Loiret, aux prises avec Soeur Bernadette, une religieuse têtue qui veut à tout prix exfiltrer ses cinq cents orphelins. C’est le temps de l’Opération Turquoise et l’une des scènes les plus insolites du livre : Thierry Jouan accompagne la soeur vers Cyangugu à la rencontre des militaires français. Les voilà enfin devant le colonel Didier Tauzin, alias Thibault, qui commande le détachement du 1er RPIMa. Thierry Jouan, dont le grade est à peine inférieur, lui fait sous couvert du logisticien de Médecins du Monde un point de situation militaire. Le colonel de la « Coloniale » ne se doute et ne doute de rien. Avec son arrogance habituelle, Tauzin le “renvoie aux pelotes” : “Laissez tomber tout ça, jeune homme. J’ai déjà tous ces renseignements, bien sûr, et de toute façon, j’ai des ordres”.
Pas découragé, l’espion de la DGSE alerte sa hiérarchie, qui l’appuie à Paris. L’Etat-major finit par ordonner à Tauzin d’aller exfiltrer les orphelins de Butare et d’autres personnes. Vu sous ce nouvel angle, le récit de cet épisode livré par Didier Tauzin dans son livre “Je demande justice pour la France et ses soldats” (Ed. Jacob-Duvernet), ne manque pas d’effets comiques involontaires.
“Une vie dans l’ombre” est le livre touchant et vrai d’un homme déchiré par le caractère absurde de ses missions, qui espère trouver ici une forme de rédemption. Qu’il en soit remercié et encouragé.
Jean-François DUPAQUIER
Colonel Thierry Jouan, Une vie dans l'ombre, éditions du Rocher, 317 pages, 18,90€.
DROIT DE REPONSE. A la suite de la publication de cet article, Thierry Jouan nous a adressé cette mise au point que nous reproduisons dans son intégralité :
« Votre article paru sur le blog AFRIKARABIA le 2 avril 2013 intitulé « Rwanda : un agent de la DGSE raconte sa mission durant le génocide », contient de très nombreuses inexactitudes s’agissant de mon expérience militaire et de mon ouvrage « Une vie dans l’Ombre » :
Tout d’abord, il est indiqué à plusieurs reprises que j’aurai infiltré l’ONG MEDECINS DU MONDE, notamment via un de ses responsables à qui aurait été imposé mon recrutement, ce qui est absolument faux.
L’auteur de l’article insinue par ailleurs que mon témoignage serait le fruit d’une rancœur issue de l’ « inconséquence ou de l’ingratitude de [ma] hiérarchie », laquelle m’aurait refusé une promotion. Ici encore, il ne s’agit que d’une interprétation personnelle, erronée, et qui ne saurait être déduite de mon récit.
De la même manière, est présenté comme acquis le fait que j’aurai modifié les noms de pays, villes, personnes et autres groupes de population aux fins d’« éviter d’énerver [mon] ancienne hiérarchie », alors qu’il ne s’agit que de l’opinion de l’auteur de l’article, de surcroit fausse puisque mon intention était de respecter un degré suffisant de confidentialité et de protéger mes proches.
En outre, l’insertion selon laquelle ma première mission aurait consisté à vérifier les rapports de situation d’un précédent agent est encore inexacte.
Enfin, je m’inscris catégoriquement en faux de la conclusion dudit article me présentant comme « un homme déchiré par le caractère absurde de ses missions ». Si j’ai effectivement été atteint, c’est par le caractère « absurde » de la guerre, et non de mes missions, et c’est de l’horreur telle que j’ai pu la constater dont j’ai souhaité témoigner dans ce livre ».
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