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08 janvier 2012

Rwanda : Retour sur l’attentat qui fit un million de morts (4)

Le 6 avril 1994, deux missiles abattaient l’avion du président du Rwanda Juvénal Habyarimana alors qu’il s’apprêtait à atterrir sur l’aéroport de Kigali. Cet attentat allait servir de prétexte au déclenchement du génocide contre les Tutsi du Rwanda et au massacre politique des Hutu démocrates, causant la mort d’environ un million de personnes en cent jours.

Dans une série d’articles, le journaliste et écrivain Jean-François Dupaquier revient pour Afrikarabia sur le contexte de cet attentat jusqu’aujourd’hui entouré de mystère et sur l’enquête du juge Bruguière, non moins dépourvue de zones d’ombre. Aujourd’hui le quatrième volet :

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IV – La trahison de Mobutu Sese Seko
 
Depuis quelques jours, le président Juvénal Habyarimana savait qu’il devait plonger. Il avait tenu écartées les mâchoires des Accords d’Arusha comme un homme, qui, à moitié avalé par un crocodile, trouve une énergie désespérée pour empêcher sa gueule de se refermer. Le week-end de Pâques serait l’occasion de sonder les cœurs et de réfléchir. Il le passerait en famille dans sa belle maison lacustre de Butotori, à côté de Gisenyi. Agathe serait sûrement heureuse de faire ses dévotions dans sa commune d’origine. Les enfants viendraient. Et ce serait l’occasion de consulter des amis ou des obligés.
 
Gisenyi : le dernier week-end en famille
 
Lorsque le juge Bruguière l’a interrogée le 28 septembre 2000, l’une de ses filles Jeanne Habyarimana, alors 18 ans, s’est parfaitement souvenue de ce week end pascal d’avril 1994.
Les samedi 2, dimanche 3 et lundi 4 avril elle se trouvait à la résidence familiale avec son frère Jean-Luc et son mari Alphonse. Ce fut un défilé de visiteurs importants accompagnés de leurs épouses. Le président s’était mis en frais pour Pasteur Musabe, directeur de Banque africaine continentale du Rwanda (BACAR), dernier frère du colonel Théoneste Bagosora et un des financiers de la RTLM.  Juvénal Habyarimana voulait sans doute tester sur cet extrémiste notoire comment réagirait l’inquiétant colonel dans la perspective de mise en place d’un gouvernement de transition.
 
Ensuite, ils sont allés déjeuner dans la luxueuse villa d’un ami, Alphonse Higaniro, ex-ministre, prospère directeur d’une usine d’allumettes. Originaire du village d’Agathe Habyarimana, ce pur OTP avait aussi épousé la fille d’Emmanuel Akingeye, le docteur personnel du président.
Jacques-Roger Booh-Booh envoyé spécial du SG de l’ONU, était invité. Habyarimana comptait sur ce dernier pour impressionner les autres convives : n’était-il pas l’œil de New York ? N’allait-il pas confirmer l’exaspération du Secrétaire général devant les tergiversations ? Mais incapable de comprendre ce qu’on attendait de lui,  Booh-Booh s’était comporté comme un courtisan en flattant Habyarimana. Il lui avait répété qu’il devrait se méfier de missiles que, paraît-il, le Front patriotique stockait non loin de l’aéroport, pour abattre son avion.
 
Jacques-Roger Booh-Booh en rôle de courtisan
 
Jeanne Habyarimana a une excellente mémoire : « Au cours de la conversation, alors que celle-ci portait sur la sécurité qui régnait au Rwanda, j'ai entendu M. Roger Booh-Booh dire à notre père justement à ce sujet qu'il revenait de Mulindi, du quartier général du Front patriotique rwandais où il avait rencontré Paul Kagamé. Celui-ci lui avait alors dit "qu'il ferait tout pour devenir le roi de ce pays". M. Roger Booh-Booh mettait notre père en garde contre les propos tenus par Paul Kagamé, qu'il fallait faire très attention à sa sécurité et il lui avait conseillé de renforcer celle-ci, car en ce moment-là il craignait que quelque chose ne se produise contre notre père ».
 
Autant de ragots dispensés par les durs du régime et colportés par la RTLM. Radio-Machette annonçait même « une petite chose » pour les jours à venir.  Habyarimana était agacé par la répétition de la rumeur des missiles, que les uns et les autres lui serinaient à longueur de journée en croyant se mettre en valeur. Le président n’ignorait pas que tout avait commencé en janvier par un faux communiqué du Front patriotique où les rebelles étaient supposés s’excuser auprès de leurs sympathisants de n’avoir pas encore abattu l’avion. C’était grossier.

Un faux communiqué revendiquant l’attentat… trois mois avant
 
Les ragots éventés de Booh-Booh avaient plutôt gâché le déjeuner.  Et singulièrement desservi Habyarimana auprès du convive dont il attendait le soutien : Joseph Nzirorera, secrétaire général du Mouvement républicain national pour la démocratie et le développement - le MRND. Après avoir tourné autour du pot  Juvénal fit comprendre à Nzirorera qu’il ne voyait plus comment différer l’application des Accords d’Arusha. L’autre le regarda dans les yeux et articula : « On ne vous laissera pas faire, Monsieur le président ! ». D’après un autre convive, il aurait plutôt dit « on ne se laissera pas faire… ». Qu’importe la nuance, c’était une véritable gifle. Le président ravala son humiliation et parla d’autre chose. Survivre politiquement à l’application de l’accord de paix nécessitait de sauver la face. Par quel biais ?.
 
Lâché par les siens, Juvénal Habyarimana ne pouvait plus compter que sur les amis de l’étranger. Le plus important, François Mitterrand, était désormais hors course, empêtré dans la cohabitation et le cancer. Le nouveau président du Burundi était un admirateur inconditionnel, mais n’avait guère de poids diplomatique. Restait le  n°1 zaïrois.

Le dernier ami : Mobutu
 
Depuis l'ouverture des négociations avec le FPR en octobre 1990, le président Mobutu Sese Seko s'était révélé le meilleur allié du président Habyarimana. Dès la déclaration de Dar ès Salam du 19 février 1991, il avait obtenu un mandat général de facilitateur dans le dialogue avec la rébellion. Ensuite, il avait toujours répondu présent. Juvénal Habyarimana décida d’aller le voir au plus vite. A 1 200 kilomètres, ce n’était pas un problème pour l’équipage français de son Falcon 50. Joint au téléphone, Mobutu donna son accord.
 
Dans une dépositions le 5 octobre 2000, Alphonse Higaniro confirme cet agenda : « Je savais qu'il a quitté Gisenyi le lundi par la route en compagnie de M. Joseph Nzirorera pour Kigali.(...) il avait annoncé clairement le dimanche qu'il se rendrait le lundi à Gbadolite pour y rencontrer le président Mobutu. »
Agathe Kanziga, veuve Habyarimana ne dit pas autre chose : « Nous avions passé le week-end de Pâques à Gisenyi où nous avions une résidence privée. Il m'a simplement dit qu'il partait le 4 avril à Gbadolite. Je me souviens avoir entendu mon mari dire également "de toute façon, même si le Front patriotique rwandais ne vient pas, j'irai vendredi effectuer la prestation de serment pour mettre en place le gouvernement de transition, car cette situation ne peut plus durer". »
 
« Cette situation ne peut plus durer »
 
Françoise Jusserand, veuve du pilote du Falcon 50 Jacky Héraud, confirme que le 4 avril son mari « est parti vers 4 h 30 de la maison pour décoller vers six heures pour conduire le président à Gbadolite où il avait rendez-vous avec le président Mobutu. »
 
Dans ses témoignages, Jacques-Roger Booh Booh décrit un président rwandais isolé, au bout du rouleau. Honoré Ngbanda Nzambo Atumba qui était conseiller spécial du maréchal Mobutu après avoir été responsable des services de sécurité et du renseignement du Zaïre (de 1985 à 1990), puis ministre de la Défense nationale (de 1990 à 1992), assure avoir assisté à la dernière entrevue entre les deux présidents le 4 avril 1994 à Gbadolite. Il décrit Habyarimana « excédé », « scandalisé », « révolté », « en colère » contre les Belges et les Américains qu’ils voyaient derrière « un imminent projet de son assassinat ».
 
Habyarimana est intarissable, presque pathétique. Mobutu le rassure, promet de participer le lendemain à une nouvelle réunion des chefs d’Etat de la région pour réexaminer la situation. Habyarimana repart rasséréné.
 
Habyarimana rasséréné
 
Dans son livre « les derniers jours de Mobutu » (Ed. Gideppe), Honoré Ngbanda explique que Mobutu était plus que circonspect, craignant de voir son propre avion pris pour cible. Il hésite à se rendre à Arusha le lendemain 5 avril, comme demandé. En Tanzanie, les services du protocole ne sont pas prêts à organiser dans l’urgence la venue d’une brochette de chefs d’Etat. Ils arguent que le centre de conférence ne sera pas disponible. Des échanges entre les directeurs de cabinet, ressort un autre agenda : Dar-es-Salaam,  le 6 avril. Mobutu promet à Habyarimana de venir, décidé à ne pas tenir parole.
 
Selon Honoré Ngbanda, « Par notre ambassadeur en poste (…), nous avions appris le 5 avril 1994 que la réunion initialement prévue le 5 avril à Arusha, été reporté le 6 avril à Dar-es-Salaam, sans que la raison n'ait été donnée. De plus lorsque cette décision a été portée à notre connaissance, nous avions déjà décidé de ne pas y aller suite à la visite qu’avait fait le président Habyarimana le 3 avril 1994 au président Mobutu ».
 
Mobutu décidé à ne pas se déplacer
 
Habyarimana ne sait pas encore que le président Mobutu l’a lâché, semble-t-il sur le conseil de « spécialistes en sécurité » qui lui confirment que la menace d’attentat doit être prise très au sérieux. Mais il ne se donne même pas la peine de téléphoner à Habyarimana pour lui dire d’annuler ce trajet à hauts risques. Ni lui annoncer qu’il ne viendra pas…
 
Le 6 avril, ignorant la trahison de celui qu’il considère comme son plus fidèle allié, le président rwandais va boire la coupe jusqu’à la lie.
 
Jean-François DUPAQUIER
(à suivre)
 
Prochain article : le 6 avril heure par heure.
 
Illustration : Mobutu Sese Seko et Juvénal Habyarimana. Photo © Droits réservés - www.afrikarabia.com

12:38 Publié dans Afrique | Lien permanent | Commentaires (0)

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