09 janvier 2012
Rwanda : Retour sur l’attentat qui fit un million de morts (5)
Le 6 avril 1994, deux missiles abattaient l’avion du président du Rwanda Juvénal Habyarimana alors qu’il s’apprêtait à atterrir sur l’aéroport de Kigali. Cet attentat allait servir de prétexte au déclenchement du génocide contre les Tutsi du Rwanda et au massacre politique des Hutu démocrates, causant la mort d’environ un million de personnes en cent jours.
Dans une série d’articles, le journaliste et écrivain Jean-François Dupaquier revient pour Afrikarabia sur le contexte de cet attentat jusqu’aujourd’hui entouré de mystère et sur l’enquête du juge Bruguière, non moins dépourvue de zones d’ombre. Aujourd’hui le cinquième volet :
V - 6 avril 1994, heure par heure
Pour le président Juvénal Habyarimana et son staff, ça n’avait pas été une mince affaire d’obtenir pour le 6 avril, dans l’urgence, une réunion des chefs d’Etat de la région, compte tenu de l’agenda de chacun et des problèmes de protocole. Mal entretenu, le Falcon 50 de Cyprien Ntayiramira, le jeune président du Burundi, était en panne. Pour le convaincre de venir, Habyarimana avait promis de lui envoyer son propre avion le matin du 6 avril, de bonne heure. Il le déposerait à Dar-es-Salaam avant de revenir à Kigali. Et comme l’autre hésitait, le président rwandais avait prétendu que l’ordre du jour portait conjointement sur les problèmes du Burundi et du Rwanda. A cet effet, Habyarimana avait fait rédiger un ordre du jour ambigu.
Un ordre du jour ambigu à dessein
Heureusement, l’équipage français ne s’était pas insurgé contre ce surplus de travail : Kigali-Bujumbura-Dar-es-Salaam-Kigali-Dar-es-Salaam. Pas loin de 3800 kilomètres dans la matinée avec quatre atterrissages. Le copilote Jean-Pierre Minaberry, le plus stressé, avait posé comme seule condition que le retour sur Kigali se fasse avant 18 heures – la tombée de la nuit. Habyarimana l’avait rassuré.
Un mois plus tôt, le 3 mars 1994, le copilote français confiait ses inquiétudes à Madame Epin, sa correspondante à la SATIF - la filiale de la DGSE qui l’employait. Après des considérations plutôt niaises sur la situation politique dans la région, il concluait : « Ils veulent tout ! ! [NDLR / le FPR.] Nous savons qu'ils ont des missiles et nous étudions les départs à basse altitude (comme à l'armée) et des arrivées soit à basse altitude ou à très haute altitude. Bref nous ne sommes pas tranquilles. »
Jean-Pierre Minaberry ne faisait que répéter ce que lui disait le colonel Sagatwa, un extrémiste hutu avéré, dont il appliquait les instructions.
Le copilote français : « Nous ne sommes pas tranquilles »
A présent qu’il se méfiait de tout le monde, le président Juvénal Habyarimana ne voulait pas laisser à Kigali qui que ce soit susceptible de fomenter un coup d’Etat. Pour la première fois, il avait donc ordonné au général major Déogratias Nsabimana, chef d'Etat-major de l’armée rwandaise, de l’accompagner. La présence à bord du colonel Elie Sagatwa, son secrétaire particulier et l’un des principaux leaders extrémistes, contribuait aussi à le rassurer. D’une certaine façon, il avait placé à ses côtés des personnalités qui seraient les otages de sa sécurité.,
Habyarimana était très à cheval sur le protocole. Son propre déplacement posait bien des problèmes car il exigeait, même pour quelques heures, la présence d’une forte équipe. A commencer par un détachement de sa propre garde présidentielle pour lui rendre les honneurs à son arrivée comme au retour. Le Nord-Atlas des Forces armées rwandaises, un avion très lent au faible rayon d’action qui servait habituellement au largage de parachutistes, a dû partir le matin du 6 avril vers 4 heures avec un peloton de la GP. Il lui fallait un ravitaillement en carburant à mi-chemin. Il n’est arrivé à Dar-es-Salaam que vers 11 heures, après le président.
Trois avions pour un déplacement présidentiel
D’autres collaborateurs du président se sont entassés dans l’unique Twin Otter d’Air Rwanda. Comme Ermenegilde Bizige, qui était directeur général au ministère des affaires étrangères et servait d’interprète avec les anglophones.
Le Twin Otter, un appareil à turbo propulseur relativement lent, transportait également le ministre de l'intérieur, le ministre des affaires étrangères, le professeur Runyinya Barabwiliza, conseiller à la présidence pour les relations extérieures et la coopération, Justin Munyemana, conseiller à la présidence pour les affaires juridiques, Jean-Marie Mwulirwenanade, conseiller pour l'information, Jean-Baptiste Kalisa, chef du service des affaires extérieures du premier ministre, et plusieurs journalistes de la radio et de la télévision du Rwanda. Les passagers du Twin Otter sont partis la veille et ont tous logés à l'hôtel Kilimandjaro où devait se tenir la réunion.
Une foule d’accompagnateurs
Habyarimana est accueilli à sa descente d’avion par le facilitateur du processus d’Arusha, le président tanzanien Ali Hassan Mwinyi.
Nord-Atlas, Tween Otter, Falcon 50… le management de cette mini escadrille n’avait pas permis à Habyarimana d’arriver à l’heure à Dar-es-Salaam, mais au moins n’était-il pas le dernier : on attendait Joseph Désiré Mobutu. Evidemment, lorsqu’on est président, on ne tue pas le temps pas comme le commun des mortels, les bras ballants devant le panneau d’information de l’aéroport. La salle du sommet des chefs d’Etat se trouvant à l’hôtel Kilimandjaro, c'est dans les plus belles suites de cet établissement que les présidents ont attendu qu'un membre du protocole vienne les chercher pour les conduire à la réunion. « Je me souviens que le président Habyarimana s'était impatienté, car de temps à autre, il ouvrait sa porte pour demander ce qui se passait, raconte Ermenegilde Bizige. Ce n'est que vers midi environ que la réunion a commencé et c'est là que j'ai constaté l'absence du président Mobutu. »
Mobutu fait faux bond
Le président Museveni avait pris son mal en patience en se faisant livrer de bonnes bouteilles d’alcool, trinquant familièrement avec ses collaborateurs et échangeant avec eux des blagues comme d’habitude. Habyarimana, lui, stupéfait par la défection et la mufflerie de Mobutu, cachait difficilement son angoisse. A midi, il était pratiquement KO debout lorsqu’il s’assit à la table des négociations et subir les remontrances des autres participants.
Comme le relata plus tard un observateur, le démarrage de la réunion a été laborieux. Il a fallu tout d'abord enlever les sièges et les emblèmes du Zaïre qui se trouvaient sur la table de conférence et alors que la réunion venait de commencer, il y a eu une panne technique dans les cabines des interprètes de telle sorte que les traductions simultanées ont été interrompues entre 15 et 20 minutes.
Série de contretemps
Des années plus tard, le juge Jean-Louis Bruguière et d’autres lancèrent l’idée que le président Museveni aurait fait traîner les débats pour obliger le président Habyarimana à rentrer de nuit à Kigali, afin de faciliter l’attentat. Une belle fable à la mesure de la volonté de diabolisation du chef de l’Etat ougandais et de ses « complices » tutsis.
La réalité est tellement banale qu’il faut la raconter. Rendu passablement pompette par ses libations, le président Museveni se crut obligé de communiquer au président Mwinyi le résultat de ses cogitations du matin sur le « problème Hutu-Tutsi » de son voisin Habyarimana. Cette histoire « tribale » était un sujet à la fois de perplexité et de moquerie des chefs d’Etat voisins, car ils ne comprenaient toujours pas en quoi les Hutus et les Tutsis pouvaient former des tribus (?) antagonistes, alors qu’ils parlaient la même langue, avaient exactement la même culture et la même religion, et sur ce point, se comportant aussi bien les uns que les autres comme des grenouilles de bénitier.
Museveni légèrement alcoolisé
Euphorique, Museveni se rengorgea sur la cohabitation paisible des tribus d’Ouganda, évidemment due à sa bonne gouvernance. Vexé, le président de Tanzanie répliqua sur la façon dont les populations pouvaient cohabiter. Selon l’interprète Ermenegilde Bizige, « chacun défendait sa théorie, l'un disant que la meilleure façon de régler le problème était en quelque sorte de « coudre les deux morceaux de tissu » et l'autre faisant référence « à la broderie » ou « au tricotage ». Et Bizige ajoute : Ce qui m'a paru étrange, c'est qu’à ce stade les autres participants ne sont pas intervenus dans ce dialogue ».
Habitué à considérer avec un immense respect les chefs d’Etat, l’interprète évite de mettre en cause des contingences trop humaines. Les autres participants étaient tout simplement consternés par la tournure du débat, attendant que Museveni se calme et qu’on passe aux choses sérieuses.
Des chefs d’Etat consternés
Interpellé sur les Accords d’Arusha, le président Habyarimana fut forcé de reconnaître que les tergiversations n’avaient que trop duré. Il promit que la mise en place du Parlement et du gouvernement de transition aurait lieu dès le surlendemain 8 avril. Chacun avait préparé un petit discours et c'est ainsi que toutes les délégations ont pu s'exprimer. Cette réunion a pris fin vers 17 heures. Il était déjà trop tard pour espérer rentrer à Kigali avant la nuit.
Comme à chaque sommet de chef d’Etat, un communiqué devait être rédigé en français et en anglais, ce qui nécessitait un certain délai. Pour meubler cette attente, le président tanzanien a invité tous les participants à une collation dans l'hôtel. Ce contribuait encore à différer le départ de la délégation rwandaise.
Une collation avant le départ
D'après le protocole, le président Habyarimana, qui était le doyen d'âge, devait partir le premier. Il est arrivé à l'aéroport peu avant 19 heures, heure de Tanzanie, soit 18 heures à Kigali. Il faisait nuit noire. Les services du protocole tanzanien n'avaient pas informé l'équipage de l'heure du départ du président, aussi le Falcon 50 se trouvait sur un parking. Le pilote a tenté d’expliquer au président Habyarimana qu’il vaudrait mieux repartir le lendemain, mais il a été vite rembarré, d’un ton sans réplique. Et toujours le fichu protocole : il a fallu préparer l'avion et l’amener de son aire de stationnement jusque devant le salon d'honneur. Impeccable, la GP rwandaise s’est mise au garde-à-vous.
Le président Habyarimana avait proposé au président du Burundi de l’emmener avec lui, afin de le faire déposer à Bujumbura après l’escale de Kigali. Dans le Falcon 50 ont donc pris place le Président Juvénal Habyarimana Juvénal, le général major Déogratias Nsabimana, chef d'Etat-major de l’armée rwandaise, l'ambassadeur Juvénal Renzaho, conseiller à la présidence, le colonel Elie Sagatwa, secrétaire particulier du président, le docteur Emmanuel Akingeneye, médecin du président, le major Thaddée Bagaragaza, officier d'ordonnance.
Coté burundais, le président Cyprien Ntaryamira est accompagné des ministres Bernard Ciza et Cyriaque Simbizi. Même les strapontins sont occupés.
Un Falcon 50 archi-plein
L'équipage est composé du major Jacky Héraud, pilote, du colonel Jean-Pierre Minaberry copilote et de l’adjudant-chef Jean Marie Perrine.
Au terme d’une enquête très détaillée, la “Commission Mutsinzi” relève un élément troublant : « Alors que le président Habyarimana est déjà à bord, il remarqua l’absence dans l’avion du chef d’état-major de l’armée, le général Nsabimana, qui était resté sur le tarmac avec le Dr Akingeneye, ne voulant pas embarquer. Le président Habyarimana ressortit aussitôt de l’appareil et leur intima immédiatement l’ordre de monter dans l’avion avec lui. »
Le Cpl Senkeri, témoin direct de la scène explique : « D’ordinaire, quand nous voyagions avec le Président, il entrait dans l’avion en dernier lieu, et c’est comme cela que ça s’est passé quand nous étions à Dar-es-Salam. Lorsqu’il est arrivé dans l’avion, il a constaté que le général Nsabimana et le Dr Akingeneye manquaient. Ces derniers se cachaient près de l’une des ailes de l’avion. Le président Habyarimana est sorti de l’avion, ce qui n’arrivait jamais, et a dit à haute voix : ‘Où est Akingeneye ?’ Celui-ci s’est manifesté. ‘Où est Nsabimana ?’ Il s’est également manifesté. Puis, il leur a demandé : ‘Pourquoi vous n’entrez pas dans l’avion ?’ Ils ont répondu qu’ils croyaient qu’il n’y avait plus de places parce qu’on y avait mis des Burundais. Le président Habyarimana leur a alors dit : ‘Entrez vite et on y va’. Ils sont entrés et l’avion a décollé ».
Justin Munyemana, interprète, interrogé le 9 novembre 2000 à la direction centrale de la police judiciaire française dans le cadre de « l’enquête Bruguière », a confirmé que l'avion présidentiel a décollé à 18 h 30 - heure de Kigali.
Exactement deux heures plus tard, à 4 km de la tour de contrôle de Kigali, le Falcon était touché par deux missiles et explosait en vol. Cet attentat allait servir de signal déclencheur du génocide des Tutsis et du massacre des Hutus démocrates. Mais qui l’avait commis ?
Jean-François DUPAQUIER
(A suivre)
Prochain article :
Enquête Bruguière ou enquête Barril ?
Illustration : Le président Habyarimana au milieu de ses soldats
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09:39 Publié dans Afrique | Lien permanent | Commentaires (0)
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