06 octobre 2010
Jean-François Dupaquier : « Que les Tutsi du Rwanda aient été les cibles d’un complot organisé, c’est une évidence »
Jean-François Dupaquier, écrivain, ancien rédacteur en chef au Quotidien de Paris puis à l’Événement du Jeudi, est depuis 1972 un observateur avisé du Rwanda et du Burundi. Son dernier ouvrage « L’Agenda du génocide » apporte un éclairage nouveau sur la tragédie de 1994. Il a interrogé un témoin de premier plan, Richard Mugenzi, qui avait été recruté dès le mois d’octobre 1990 comme espion par les Forces armées rwandaises (FAR), et quis’est retrouvé au cœur de la machine politico-militaire préparant le génocide. Jean-François Dupaquier en a tiré un livre très instructif de 330 pages, publié aux éditions Karthala.
QUESTION : - Qui est Richard Mugenzi ?
Jean-François DUPAQUIER : - Au départ, j’avais remarqué l’extraordinaire déposition d’un « témoin protégé » en novembre 2002 au procès emblématique du colonel Bagosora, considéré comme « l’architecte du génocide », et de ses complices présumés. Cet homme, sous le pseudonyme « ZF », a mobilisé cinq journées d’audiences du Tribunal pénal international d’Arusha, en Tanzanie, où il livrait certains éléments de l’agenda du génocide des Tutsi. Il m’aura fallu sept ans pour le retrouver et le convaincre de raconter toute son histoire. Recruté comme espion radio en 1990 par ceux qui prépareront bientôt la destruction des Tutsi du Rwanda, Richard Mugenzi les côtoie jour après jour. Ce qui lui permet de raconter certains épisodes des préparatifs de l’extermination, et notamment une réunion décisive, qui se tient sous ses yeux en novembre 1992.
QUESTION : - Vous écrivez que le massacre des Tutsi aurait eu sa « conférence de Wannsee », comme la Shoah, à pratiquement 50 ans d’intervalle : 20 janvier 1942, 20 novembre 1992 ?
Jean-François DUPAQUIER : - Le témoignage de Richard Mugenzi, croisé avec d’autres, permet de localiser et de dater la réunion où les conjurés - conduits par le colonel Bagosora - lancent le compte à rebours de l’extermination des Tutsi du Rwanda : le 20 ou 21 novembre 1992. Cette réunion au sommet se tient dans un petit centre militaire secret appelé Butotori, situé près de la ville de Gisenyi qui est la commune de prédilection des extrémistes hutu. Dans mon livre, Richard Mugenzi relate certains épisodes de la réunion.
QUESTION : - Vous voulez dire que le génocide rwandais avait ses Heydrich, Eichmann, et autres criminels de premier plan ?
Jean-François DUPAQUIER : - Effectivement, le génocide, « crime des crimes », aligne ses criminels de premier plan pour appliquer des règles de propagande et d’organisation secrète intangibles - et malheureusement très efficaces. Comme l’extermination des Arméniens de Turquie et plus encore la destruction des Juifs d’Europe, le génocide des Tutsi rwandais se décide au plus haut niveau par le biais d’organisations para étatiques préparant les assassinats massifs. Comme pour les Juifs dont l’extermination à l’échelle européenne est planifiée à la conférence de Wannsee près de Berlin en 1942, la destruction des Tutsi du Rwanda met en scène des « architectes de la solution finale » : le colonel Théoneste Bagosora, les idéologues Jean-Bosco Barayagwiza et Léon Mugesera. Ils sont en quelque sorte des « nazis tropicaux » dont le discours-programme est avéré, comme était largement connu le programme d’Hitler par Mein Kampf avant la Seconde guerre mondiale.
QUESTION : - Quel programme ?
Jean-François DUPAQUIER : - Léon Mugesera était sans doute parmi ces fanatiques le plus impulsif, en tout cas le plus acharné à démontrer son zèle. Dès le 22 novembre 1992, au lendemain du « Wannsee rwandais », il multiplie les discours incendiaires dans des communes voisines de Gisenyi. Son discours est simple. En résumé, selon lui les Tutsi ne sont pas des Rwandais, mais des « étrangers » qui nuisent au Rwanda. Et il faut exterminer ces êtres nuisibles.
A l’époque, ce discours a été enregistré. On en trouve de bonnes traductions y compris sur internet. L’intérêt du témoignage de Richard Mugenzi est de montrer l’articulation entre le « Wannsee rwandais » et le discours prononcé notamment à Kabaya le lendemain ou surlendemain, ce discours du 22 novembre 1992 étant parfaitement documenté.
QUESTION : - Vous relevez dans le témoignage de Richard Mugenzi sur le génocide à Gisenyi des analogies avec les crimes des Einsatzgruppen, ces escadrons de la mort qui ont procédé au massacre de population juive derrière le front de l’Est ?
Jean-François DUPAQUIER : - Il est peut-être anachronique de faire ces comparaisons, mais le génocide des Tutsis du Rwanda ressemble beaucoup à la « Shoah par balles » confiée par Hitler à ses Einsatzgruppen dans les territoires conquis à l’Est par la Wehrmacht. On se focalise sur Auschwitz et ses usines de mort en oubliant trop souvent qu’un quart des Juifs assassinés selon les directives d’Hitler l’ont été avec la participation de la population et au vu de tous, en Europe de l’Est. On déshabille les gens, on les conduit nus en cortège aux fosses communes, au milieu des ricanements, on redistribue les biens pillés aux délateurs, etc. Comme au Rwanda en 1994. Si la propagande distille le venin de la haine au sein de la populace, l’extermination n’est en rien le fruit d’une « colère populaire spontanée ». Elle est au contraire parfaitement organisée.
QUESTION : - Pourtant, certains qualifient encore le génocide au Rwanda de guerre interethnique. Il y a eu des morts chez les Hutu comme chez les Tutsi ?
Jean-François DUPAQUIER : - L’expression « guerre interethnique » a été employée très tôt par des personnes peu informées, mal intentionnées, voire carrément négationnistes. Le thème d’une « sauvagerie africaine innée » flatte les plus bas instincts d’Européens supposés « plus cultivés ». Pourtant, de véritables guerres d’extermination inter-ethniques se déroulaient dans les années 1990 à nos portes, dans l’ex-Yougoslavie.
Au Rwanda en 1994, les seuls civils qui exterminent sont des Hutu, encadrés par des miliciens et des militaires. Et les Tutsis sont les cibles. C’est comme si on qualifiait l’extermination des Juifs par Hitler de « guerre inter-ethnique » entre Juifs et Aryens !
QUESTION : - Au Rwanda, comme en Europe il y a 70 ans, l’extermination était précédée de rafles, exactions diverses, humiliations… Mais, dans votre ouvrage, vous montrez qu’elle visait plus particulièrement les femmes tutsi.
Jean-François DUPAQUIER : - Vous avez raison de relever ce point : l’extermination des femmes et jeunes filles tutsi a largement dépassé en cruauté, en perversité, tout ce qui a été constaté lors de la « Shoah par balles ». Souvent, les pires atrocités précédaient leur mise à mort. C’est aussi le résultat d’une propagande haineuse visant particulièrement les femmes tutsi.
QUESTION : - Certains contestent avec une grande véhémence, notamment sur internet, votre analyse que le génocide des Tutsi du Rwanda avait été programmé ?
Jean-François DUPAQUIER : - A travers le livre et l’expertise auxquels j’ai participé sous la direction de l’historien Jean-Pierre Chrétien sur « Les Médias du génocide », il a été démontré que le projet génocidaire était manifeste dans le contenu des médias extrémistes. Il a même été orchestré durant le génocide par la Radio des Mille Collines (RTLM), surnommée à juste titre « Radio-machettes », fondée et dirigée par Ferdinand Nahimana avec le concours d’autres idéologues et politiciens extrémistes. J'observe que notre démonstration a focalisé l’exaspération des négationnistes et de leurs relais.
QUESTION : - Vous êtes l’objet d’attaques virulentes, ad hominem. Pourquoi ne répondez-vous pas ?
Jean-François DUPAQUIER : - Ces négationnistes sont pour la plupart des énergumènes qui n’ont jamais mis les pieds au Rwanda, qui ne connaissent rien et ne veulent rien connaître du génocide, qui se contentent de ressasser des propos provocateurs et insignifiants, espérant consolider leurs mensonges par des injures. Pourquoi perdre du temps à polémiquer avec ces individus ? Il me paraît plus utile de continuer à enquêter sur la préparation, l’agenda et le déroulement du génocide de 1994, de montrer qu’il existe des témoignages convergents, des dates précises, des relations de réunions et d’autres indices montrant que certains individus, dans le cadre d'un plan directeur, avaient décidé d'éliminer les Tutsi du Rwanda bien avant 1994 et que les tueries ont bel et bien suivi une logique organisée. Que les Tutsi du Rwanda aient été les cibles d’un complot organisé, c’est une évidence, mais il est utile de continuer à le documenter.
QUESTION : - Vous ne craignez pas la répétition des attaques personnelles après votre nouveau livre sur ce thème ?
Jean-François DUPAQUIER : - Dans « Les assassins de la mémoire », l’ouvrage de référence sur le négationnisme – qu’on appelait alors « révisionnisme » - le grand intellectuel Pierre Vidal-Naquet, qui avait lui-même été la cible de basses attaques, écrivait : « On ne discute pas avec les révisionnistes ». En ajoutant : « Il m'importe peu que les « révisionnistes » soient de la variété néo-nazie, ou la variété d'ultra-gauche ; qu'ils appartiennent sur le plan psychologique à la variété perfide, à la variété perverse, à la variété paranoïaque, ou tout simplement à la variété imbécile, je n'ai rien à leur répondre et je ne leur répondrai pas. La cohérence intellectuelle est à ce prix ». Pierre Vidal-Naquet ajoutait que les attaques de certains de ces énergumènes « touchent au cocasse ». Quoi dire de plus juste ?
Jean-François Dupaquier, L’Agenda du génocide. Le témoignage de Richard Mugenzi,
ex-espion rwandais. Ed. Karthala, Paris, 2010, 29 euros.
Voici un extrait de l'interview que Richard Mugenzi a accordé à Jean-François Dupaquier
Rwanda, interview de Richard Mugenzi
envoyé par ChristopheRigaud. - L'actualité du moment en vidéo.
22:45 Publié dans Afrique | Lien permanent | Commentaires (0)
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