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06 janvier 2012

Rwanda : Retour sur l’attentat qui fit un million de morts (2)

Le 6 avril 1994, deux missiles abattaient l’avion du président du Rwanda Juvénal Habyarimana alors qu’il s’apprêtait à atterrir sur l’aéroport de Kigali. Cet attentat allait servir de prétexte au déclenchement du génocide contre les Tutsi du Rwanda et au massacre politique des Hutu démocrates, causant la mort d’environ un million de personnes en cent jours.

Dans une série d’articles, le journaliste et écrivain Jean-François Dupaquier revient pour Afrikarabia sur le contexte de cet attentat jusqu’aujourd’hui entouré de mystère et sur l’enquête du juge Bruguière, non moins dépourvue de zones d’ombre. Aujourd’hui le second volet :

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II. Une batterie de missiles : les Accords d’Arusha
 
Le Falcon présidentiel approchait de l’aéroport de Kigali et le commandant n’allait pas tarder à demander de boucler sa ceinture, tout en sachant que le président de la République, qu’il savait depuis peu sujet à des crises d’anxiété, n’en ferait qu’à sa tête. Ces derniers temps, Habyarimana ne pouvait plus se défaire de sa peur. Son visage gonflé et sa démarche alourdie témoignaient d’une certaine addiction à l’alcool, peut-être aussi à des antidépresseurs prescrits par son médecin personnel, le docteur Akingénéyé.
Depuis longtemps ça n’allait plus, au physique comme au moral. Dans un conseil restreint tenu à l’Elysée le 3 mars 1993, le ministre de la Coopération Marcel Debarge, qui rentrait du Rwanda, observait : « Le président Habyarimana est désorienté et à bout de souffle ». Dans un climat de déliquescence générale, le Falcon présidentiel s’était mué en une sorte de bulle où le chef de l’Etat rwandais s’efforçait d’oublier ses misères publiques et privées.
 
Une certaine addiction à l’alcool
 
La confortable cabine du jet permettait à Habyarimana d’économiser l’effort de cacher à son entourage ses nuits de cauchemars et ses crises d’angoisse : la hantise d’un coup d’Etat, de la perte irrémédiable du pouvoir, ou pire encore, d’un  attentat. Au point de ne plus oser s’absenter du pays depuis des mois.
C’avait été un crève-cœur de devoir renoncer à se rendre en décembre 1993 aux obsèques du président de Côte-d’Ivoire Félix Houphouët-Boigny (quatre-vingt-dix chefs d’Etat dans la basilique de Yamoussoukro). De ne pouvoir s’y entretenir une nouvelle fois avec son protecteur, François Mitterrand. Et de décliner un rendez-vous difficilement négocié avec le nouveau roi des Belges, Albert II. Il aurait pourtant été utile de briser le climat de méfiance qui s’aggravait chaque jour un peu plus avec Bruxelles et le risque de coup d’Etat. Tout allait mal : au même moment se retiraient les derniers militaires français de « l’Opération Noroît ».

Rendez-vous raté
 
Depuis 1990, le corps expéditionnaire français avaient sauvé le régime, confronté à la rébellion majoritairement tutsie du Front patriotique, et en même temps refroidi les ardeurs des ultras. Mais la paix, même fragile, faite de mensonges de chaque côté, de mémoire blessée, de haine, de faux-semblants et de serments hypocrites était signée. Une paix armée sous contrôle. Dans ce cadre, les Français avaient été remplacés par des Casques bleus de la Mission des Nations unies pour le Rwanda (MINUAR).
Le général Habyarimana ne se trouvait aucune affinité avec leur chef, le méticuleux, incorruptible et ennuyeux général  Roméo Dallaire. « Un empoté », aurait maugréé le président rwandais, un jour d’impatience. Rien à voir avec la chaleureuse empathie des colonels français, leur aversion des Tutsi - l’ennemi intérieur et extérieur - avec qui il fallait dorénavant composer, partager le pouvoir, imaginer l’avenir.
Habyarimana avait pourtant réussi un joli coup : brouiller définitivement le général Dallaire avec son supérieur, l’envoyé spécial extraordinaire du secrétaire général de l’ONU Jacques-Roger Booh-Booh. Habyarimana avait vite repéré l’égo surdimensionné du Camerounais. Trop facile de l’amener à se prendre pour le vice-président du Rwanda.

 Isoler le général Dallaire
 
Booh-Booh en oublierait l’évidence : comme la plupart des membres de son entourage, Habyarimana était convaincu d’une issue relativement facile à la crise politico-militaire. Une méthode qui avait fait ses preuves en 1959, 1961, 1963, etc. : dès que les conditions seraient réunies, exterminer l’opposition. Combien faudrait-il tuer de notables tutsis et de Hutus démocrates pour remettre au pas les Rwandais ? 10 000 ? 15 000 ? Mais cela suffirait-il ? Et Bagosora s’arrêterait-il en chemin ? A trois reprises, Habyarimana, hésitant, avait fait reporter l’opération, la dernière fois le 8 mars 1994. Mais quel idiot avait choisi cette date, qui était celle de l’anniversaire du Président. Quand même !
 
 Soumis à des pressions contradictoires, le président du Rwanda perdait ses certitudes. L’usure du pouvoir s’accélérant, la maladie de l’irrésolution l’avait gagné. D’autant que les diplomates occidentaux, comme le président de l’Organisation de l’unité africaine et le secrétaire général de l’ONU, lui criaient casse-cou : qu’il se décide enfin à l’application  des Accords de paix d’Arusha, ou qu’il crève dans son coin. Tout seul. Boutros Boutros-Ghali, le SG de l’ONU, lui avait téléphoné quatre fois les jours précédents, sans masquer sa colère : « Vous avez continué à faire de la politique politicienne et c’est le peuple rwandais qui souffre. Nous allons nous retirer, cela se passera discrètement. Vous ne méritez pas l’aide qu’on vous a donnée. Vous ne nous avez rien donné en échange ».
 
La colère de Boutros Boutros-Ghali
 
Les Accords d’Arusha… Même dans le Falcon 50, le président Habyarimana gardait auprès de lui une mallette de cuir renfermant cette liasse de documents qui était devenue par la force des choses son livre de chevet . Il les consultait distraitement, soupirait, se lassait vite, les reposait. Ces quelque 700 grammes de pages reliées le fascinaient et le révulsaient à la fois, comme un arrêt de mort dans un  parapheur.
 
Plus tard, beaucoup blablateraient sur ces Accords sans les avoir lus. Pour Habyarimana en 1994, ça se visitait comme un chemin de croix.
Depuis presque quatre ans, les négociateurs de paix avaient navigué d’un pays à l’autre sans désemparer. Exactement depuis le 17 octobre 1990, 16 jours seulement après la première attaque des rebelles. Les rencontres de haut niveau avaient commencé à Mwanza, en République unie de Tanzanie. Puis à Gbadolite, au Zaïre, neuf jours plus tard. Ensuite à Goma, toujours sous l'égide du présidents Mobutu, le 20 novembre 1990. À Zanzibar, en Tanzanie, le 17 février 1991. Les chefs d’Etat d’Afrique centrale ne s’en lassaient pas : encore Dar-es-Salaam, le 19 février 1991. Et toujours à Dar-es-Salaam, les 5, 6 et 7 mars 1993.
 
La paix comme un chemin de croix
 
Le président Habyarimana se remémorait aussi la litanie des accords de cessez-le-feu. Ainsi à N'sele, au Zaïre, le 29 mars 1991. Un papier qu’il avait fallu modifier à Gbadolite, dans la monumentale et fantasque capitale de Mobutu le 16 septembre 1991. Et encore à Arusha, le 12 juillet 1992. Autant de cessez-le-feu, autant de violations. Et inversement.
 
En 1992, un peu moins de deux ans après l’attaque des rebelles, on avait entrevu le bout du tunnel. Le 18 août de cette année-là, un protocole relatif à « l'État de droit » avait été signé à Arusha. Un processus de partage du pouvoir avec un gouvernement de transition à base élargie, qu'on appellerait dorénavant de façon familière le « GTBE ». Les discussions avaient progressé rapidement avec un premier protocole à Arusha le 30 octobre 1992, détaillé dans un  nouveau document le 9 janvier 1993. On arrivait au bout.
 
Un gouvernement de transition à base élargie, dit GTBE
 
Incroyable, l’énergie et l’intelligence dispensées par les négociateurs rwandais ou des pays voisins, secondés par des diplomates de grands pays d’Europe, la Belgique, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni. Les textes soumis à la signature étaient de petits bijoux d’ingénierie diplomatique. Ils auraient fait école, si...
 
Bijou, si les extrémistes hutus avalaient cette couleuvre. Le président Habyarimana crut tempérer l'humeur du colonel Théoneste Bagosora en l’envoyant observer les discussions d'Arusha. En général, les négociateurs rwandais goûtaient le confort des grands hôtels et les « dies » (indemnités journalières, prononcer « diès ») généreusement dispensés par la communauté internationale. Les dies permettaient de revenir avec un pécule.  Mais avec cet obsessionnel anti-tutsi de Bagosora, peine perdue. Seul le grade de général, qu’il réclamait avec insistance, aurait pu le satisfaire. Or Habyarimana n’avait pas envie de mettre le petit doigt dans cet engrenage-là. Car il savait l’ambition de Bagosora démesurée, bien que l’homme, insupportable, n’ait compté qu’une poignée d’amis.
 
L’ambition du colonel Bagosora
 
Le président se souvenait que les discussions de l’automne 1992 à Arusha avaient provoqué un remugle colérique des extrémistes de son camp. Sans se donner la peine de prévenir son ministre ou le président de la République, le bouillant colonel Bagosora avait quitté précipitamment la table des négociations de la cité tanzanienne en décembre 1992. En annonçant : « Je rentre à Kigali préparer l'Apocalypse ».
Apocalypse ! Les Rwandais un peu versés dans le langage religieux avaient aussitôt traduit « holocauste des Tutsi ». La citation s'était répandue comme une traînée de poudre et il avait fallu à la fois calmer Bagosora et les délégations étrangères qui commençaient à s'inquiéter. Quel charivari.
 
Déchaînés, les extrémistes hutus parlaient d'en découdre. Ce n'était pas le moment, alors qu'on attendait une commission d'enquête de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme. Bien renseignée, celle-ci déterra dans les parcelles les plus improbables des ossements de Tutsis sommairement exécutés du côté des OTP (sur la signification de ce sigle, voir article précédent). Et pour une fois, malgré toute sa capacité de persuasion et de dissimulation, le président de la République fut incapable de noyer le poison. Mais les extrémistes hutus avaient besoin d’assouvir leur colère dans un bain de sang. A peine la mission de la FIDH avait-elle repris l'avion pour Bruxelles que des liquidations de Tutsi recommençaient ici ou là.
 
« Je rentre à Kigali préparer l'Apocalypse »
 
Depuis qu'il avait dû concéder le multipartisme et abandonner le poste de Premier ministre à Dismas Nsengiyaremye, la guérilla politicienne  était plus démoralisante que la pression armée. Elle ne permettait plus que des manoeuvres de retardement pour empêcher un accord général sur le dos du président. Il fallait aussi compter avec les ambassadeurs des pays occidentaux qui renflouaient plus de la moitié du budget national et s’en prévalaient.
 
Guérilla politicienne
 
Bercé du faible sifflement du Falcon 50, Habyarimana restait obsédé du film des événements : la signature du protocole d'accord sur le droit au rapatriement des réfugiés tutsis et leur réinstallation au Rwanda, paraphé le 9 juin 1993. Puis le bouquet : un accord général, le 3 août 1993 à Arusha. Il prévoyait l'intégration des militaires de l'Armée patriotique rwandaise (APR) au sein des forces armées rwandaises (FAR). Si on avait voulu symboliser par un animal-totem les extrémistes de l'Akazu, on aurait dit que l’accord de paix d’Arusha était un chiffon rouge agité devant ce taureau furieux. « Un chiffon de papier », avait estimé le président.
 
Pour présider à l'accouchement de l'ultime accord de paix, tous les chefs d'État concerné dans la région s'étaient déplacés : Ali Hassan Mwinyi, président de Tanzanie, Mobutu Sese Seko, président du Zaïre, Abdou Diouf, président du Sénégal, Hosni Moubarak, président d'Égypte, le secrétaire général de l'OUA, Salina Ahmed Salim, et même le secrétaire général des Nations unies, Boutros Boutros-Ghali. Sans oublier le président du Burundi, Melchior Ndadaye, ami et admirateur d’Habyarimana. Avant l’assassinat de Ndadaye en octobre 1993.
 
Tous les chefs d'État concerné au chevet de l’Accord de Paix
 
Le long protocole d'accord contenait des formules incantatoires qui n'avaient pas grande signification. Mais on y trouvait également un agenda impératif : « Les institutions de la transition seront mises en place dans les 37 jours qui suivent la signature de l'accord de paix. » Habyarimana avait mobilisé toute son énergie pour rendre cet article 7 inopérant. Normalement, le Premier ministre du gouvernement de transition, Faustin Twagiramungu, aurait dû être installé au plus tard le 10 septembre 1993. D'embuscade en embuscade, l'attente s'était transformée en interminable parcours d’obstacle. Au prix de la paralysie du pouvoir.
 
Et voilà qu’à Dar-es-Salaam, cet après-midi du 6 avril 1994, sept mois au-delà de la date limite de mise en place du partage du pouvoir, Habyarimana avait tout lâché. Après une interminable guérilla politicienne, une reddition en rase campagne. Il était plus qu’urgent de rentrer à Kigali. Entre le danger de voir son avion abattu et celui de coup d’Etat, Juvénal Habyarimana jugeait le second plus grave. Il aurait dû comprendre que les risques peuvent se cumuler plutôt que se diviser…
 
Jean-François DUPAQUIER
(A suivre)
 
Prochain article :
6 avril 1994, chronologie d’une journée tragique

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22:46 Publié dans Afrique | Lien permanent | Commentaires (0)

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